douleur plumes

« Je me suis laissé aller, résigné, et j’aurais voulu que ma femme ne soit pas morte. J’aurais voulu ne pas me retrouver terrifié et enlacé par un oiseau géant dans mon entrée. J’aurais voulu ne pas faire une fixation là-dessus alors que la plus grande tragédie de ma vie venait de se produire. C’était des désirs factuels. C’était amer et miraculeux. J’y voyais un peu clair.

 

Bonjour Corbeau, j’ai dit. Ravi de faire enfin ta connaissance. »

 

Il a fallu peu de temps pour que la douleur s’installe. Lourde. Lancinante. Irréelle. Plombante. Silencieuse. Elle a pris ses quartiers dans tous l’appartement, envahi tout l’espace. Elle a alourdi les cœurs, vidé les âmes, aspiré la joie de vivre. Est devenue étrangement familière. Mais la vie continue… Même si ça n’a pas de sens. Même si c’est illusoire. Même si le manque ronge. Maman est morte. Non, ça n’a pas de sens…

 

Et ce coup de sonnette en pleine nuit alors que le sommeil avait enfin terrassé les deux petits. « Il y avait une odeur lourde de putréfaction, un doux fumet duveteux d’aliments tout juste périmés, et de mousse, et de cuir, et de levure. Des plumes entre mes doigts, dans mes yeux, dans ma bouche sous moi un hamac de plumes qui arrachait mes pieds au carrelage. Un œil de jais brillant et gros comme mon visage, qui cillait lentement dans une orbite de cuir fripé, un renflement au milieu d’un testicule taille ballon de football. CHHHHHHHHHT. Chhhhhhhhhht. »

Un Corbeau. Imposant. Et il s’installe lui aussi. Comme la douleur… On ne l’a pas invité mais on a besoin de lui, il est « excuse, ami, deus ex machina, blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet, revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ». Un tuteur, un mangeur de tristesse et un garde-fou. Intelligent, farceur, moqueur, l’oiseau de malheur insuffle à la famille endeuillée un air vivifiant, comble les vides, colmate les fissures. Il veille, réveille, secoue, malmène, détruit, reconstruit. Il met en mots l’indicible, fait ressortir la douleur, la broie, la tord. Il verbalise l’absence, la souffrance et l’incompréhension. Il braille et hurle à la place de ceux qui n’ont même plus la force de respirer…

 

« Notre Maman nous manque, nous aimons notre Papa, nous faisons coucou aux corbeaux.

Ce n’est pas si bizarre. »

 

Ça surprend au départ. Ça bouscule. Cette langue, cette inventivité, cette originalité… Pas évident d’être poussé à ce point dans ses retranchements, pas si simple de se détacher de sa sacro-sainte zone de confort. On hésite du coup, pas franchement à l’aise, un peu paumé, tiraillé entre l’universalité du propos et cette façon si personnelle de l’auteur d’aborder un thème si douloureux… Et puis, doucement, on se laisse embarquer. On avance à tâtons, on prend ses marques, on se familiarise avec cet univers étonnant, on savoure la poésie, l’audace, la nouveauté.

 

La douleur porte un costume de plumes (ce titre bon sang…!) est un premier roman unique en son genre. Un roman d’ambiance, à mi-chemin entre le conte et la fable, tellement atypique qu’il mériterait d’être lu à haute voix. Il est fort Max Porter… Chaque voix qui s’élève (celle du père, celle des garçons, celle du Corbeau) est profondément marquée, identifiée. Il y a de la tendresse, de l’amour, de la lumière aussi, beaucoup, là on on ne l’attend pas. Le verbe est insolent et poétique, culotté et incroyablement vivant. C’est triste et beau. Et je crois que j’aime ça…

 

 

Les avis de Cathulu, Léa, Marie-Claude, Nadège

 

 

Au hasard des pages : « Tourner la page, le concept, c’est pour les idiots, toute personne sensée sait que la douleur est un projet à long terme. Je refuse de précipiter les choses. La souffrance qui s’impose à nous empêche quiconque de ralentir ou d’accélérer ou de s’arrêter. » (p. 107)

 

 

Éditions du Seuil (Janvier 2016)

Collection Cadre Vert

121 p.

Traduit de l’anglais par Charles Recoursé

 

Prix : 14,50 €

ISBN : 978-2-02-124356-7

 

 

Challenge-Rentrée-littéraire-janvier-2016


44 commentaires

clara · 14 mars 2016 à 07h19

tu es la première à titiller ma curiosité.

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h31

    C’est un roman atypique qui ne peut pas laisser indifférent je pense…!

Emma · 14 mars 2016 à 07h58

Il a l’air original, tu en parles bien mais pour l’instant, je ne suis pas sûre d’avoir envie de sortir de ma zone de confort.

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h31

    C’est très particulier oui, la langue, l’ambiance, la construction. Il faut accepter de se laisser porter sans trop se poser de questions…

keisha · 14 mars 2016 à 09h13

Signalé en fin d’émission au dernier Masque et la plume…

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h32

    Je n’en suis pas étonnée, ce premier roman a tout de l’ovni…!

krol · 14 mars 2016 à 10h28

Et une de plus qui m’incite à le lire !

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h32

    Tu devrais tenter l’expérience Krol, mon intuition me dit que ce petit roman pourrait te plaire…!

Alex-Mot-à-Mots · 14 mars 2016 à 11h06

Ca a l’air intriguant, donc je note !

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h33

    Intriguant oui, dérangeant parfois… Difficile d’oublier une lecture si atypique…!

Aifelle · 14 mars 2016 à 13h15

Je ne suis pas sûre du tout qu’il soit pour moi ce roman.

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h34

    C’est quitte ou double avec ce genre de roman qui nous sort de notre zone de confort… A tenter, tu pourrais être agréablement surprise…!

Jerome · 14 mars 2016 à 13h22

Je me laisserai bien tenter. Une fois de plus tu sais trouver les mots qui donnent envie, c’est pénible :p

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h34

    Maintenant que tu l’as sous la main… j’attends ton avis avec impatience ! 😉

Pr. Platypus · 14 mars 2016 à 16h03

J’ai failli l’acheter en VO juste avant qu’il soit publié en français (simplement attiré par le titre, encore plus intriguant – car moins emphatique – en anglais je trouve : Grief is the thing with feathers). Les bons échos qu’il reçoit depuis sa sortie me font penser que je me laisserai tenter la prochaine fois…

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h35

    Le titre original est très beau oui, énigmatique et poétique… Tout y est je trouve. Si tu te lances, je serais curieuse de découvrir ton avis !

Océane · 14 mars 2016 à 17h59

Je l’a lu également, et je retrouve dans tes mots toute l »émotion de ma lecture. J’ai eu du mal. Non pas à cause de l’écriture, que j’ai adoré, mais j’ai pas mal pleuré ^^ J’avoue c’est un gros coup de coeur !

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h36

    Je ne suis pas étonnée Océane… C’est un titre qui bouscule et qui remue tout un tas de choses en nous…

Virginie · 14 mars 2016 à 18h12

Je l’avais repéré, très envie de le lire et un peu « peur » en même temps ! Je vais me laisser tenter ?

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h37

    J’espère… C’est un premier roman original qui laisse une empreinte durable…!

Smiling · 14 mars 2016 à 18h13

Je vois que tu lis le dernier Pierre Lemaitre… Ce fut une grosse claque pour moi j’en ai même du mal à en écrire ma chronique haha ! Je l’ai adoré 🙂 Et toi?

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h38

    Fini depuis un moment, me reste à écrire mon avis… Suspense ! 😉

Delphine-Olympe · 14 mars 2016 à 23h00

Je n’arrive pas être tentée. Pourtant, je vois bien que j’ai tort…

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h39

    Tort, pas forcément… Il faut être prêt je pense, pour ce genre de romans qui nous poussent dans nos retranchements…

Marie-Claude Rioux · 15 mars 2016 à 03h24

Tu as raison: il est fort Max Porter! Il arrive à nous bousculer d’une façon déconcertante. Une belle expérience de lecture que ce premier roman.

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h39

    Nous sommes d’accord…! Je suis très curieuse de découvrir ce qu’il va pouvoir écrire après ça !

Marion · 15 mars 2016 à 09h40

Quel titre déjà…

Papillon · 15 mars 2016 à 10h03

Le titre est vraiment magnifique… Mais le bouquin me fait un peu peur quand même…

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h41

    Il ne faut pas. Malgré le thème douloureux, l’auteur arrive à y insuffler beaucoup de légèreté, d’humour et de grâce… A tenter !

Géraldine · 17 mars 2016 à 19h26

Ce que tu dis de ce roman le rend extrêmement tentant. Je note. Et puis le sujet de la douleur m’a tellement parlé à une époque…

Nadael · 17 mars 2016 à 22h16

« triste et beau » et empli de lumière, un très beau premier roman.

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h45

    Lumineux oui, c’est finalement ce qui en ressort…!

yoshi73 · 20 mars 2016 à 15h59

Un titre et une couverture qui attirent la curiosité et qui donnent envie de découvrir cette histoire, et une chronique qui fait le reste du travail !!

    Noukette · 2 avril 2016 à 15h47

    C’est un premier roman à côté duquel il ne faut pas passer je pense ! Tellement différent de ce qu’on lit d’habitude !

Leiloona · 22 avril 2017 à 11h44

Le titre aussi m’a attirée, le début moins … et je n’ai guère réussi ensuite à raccrocher les wagons. Un roman qui se regarde trop, selon moi … je ne sais pas, trop original, comme s’il avait fallu frapper un grand coup. Bref, non … pas aimé.

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