cyrano-de-bergerac

 

Tirade des nez

 

Edmond Rostand (1868-1918)


Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… Bien des choses en somme.
En variant le ton, -par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… C’est un pic !… C’est un cap !…
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes? »
Truculent : « Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampéléphantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, qu’elle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
c’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot:
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
– Voila ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permet pas qu’un autre me les serve.

 

Cyrano de Bergerac (1897)

Acte I, scène 4

importorigin:http://aliasnoukette.over-blog.com/article-dimanche-poetique-avec-cyrano-77770460.html

Catégories : Poésie

10 commentaires

Commentaire n°1 posté par Leiloona · 26 juin 2011 à 09h12

Je ne m’en lasse pas !♥

    Noukette · 30 juin 2011 à 00h01

    Moi non plus j’avoue ! 😉

Commentaire n°2 posté par L'Irrégulière · 26 juin 2011 à 09h45

génial ! Quelle verve !

    Noukette · 30 juin 2011 à 00h01

    Inimitable !

Commentaire n°3 posté par emmyne · 26 juin 2011 à 10h10

Un grand moment de bravoure littéraire, j’adore cette pièce 😀

    Noukette · 30 juin 2011 à 00h02

    Une pièce géniale du début à la fin !

Commentaire n°4 posté par Violette · 26 juin 2011 à 18h55

je dis oui, oui, et oui ! Lue avec mes 3ème cette année, cette pièce est tout en haut de mon top théâtre! 🙂

    Noukette · 30 juin 2011 à 00h05

    Je dois dire que chez moi elle est carrément sur le podium ! 😉

Commentaire n°5 posté par Dolly · 20 juillet 2011 à 15h40

Un des plus beaux textes de la littérature française !

    Noukette · 24 juillet 2011 à 23h44

    Je suis bien d’accord avec toi !

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