Confusément je sens que si je ne parle pas de ces femmes, personne ne le fera. Personne n’ira voir quelles femmes se cachent derrière les putes. Et il faut qu’on les écoute. Dans les carapaces vides que sont les putes, ces quelques carrés de peau loués à merci, auxquels on ne demande pas d’avoir un sens, il y a une vérité hurlant plus fort que chez n’importe quelle femme qu’on n’achète pas. Il y a une vérité dans la pute, dans sa fonction, dans cette tentative vaine de transformer un être humain en commodité, qui contient les paramètres les plus essentiels de cette humanité.

Et que Calaferte me pardonne de l’avoir si mal compris en le lisant à quinze ans ; ce n’est ni un caprice ni une fantaisie d’écrire sur les putes, c’est une nécessité. C’est le début de tout. Il faudrait écrire sur les putes avant que de pouvoir parler des femmes, ou d’amour, de vie ou de survie.

La bienséance voudrait qu’on s’offusque en découvrant les dessous sulfureux de l’écriture de La Maison. La prostitution, ce n’est pas un jeu. Un sujet sérieux, brûlant sur lequel il est de bon ton d’avoir un avis tranché. Alors choisir de s’enfermer dans une maison close berlinoise, volontairement, pendant deux ans, pour écrire un livre… il y a de quoi faire jaser. Entendons-nous bien. Ce n’est pas poussée par un voyeurisme malsain que j’ai ouvert ce roman qui du coup n’en est pas vraiment un. Je l’ai ouvert pour Emma Becker. Emma Becker qui m’avait soufflée avec son premier roman Mr et que j’avais voulu retrouver dans Alice, son second roman.

Emma Becker et sa façon de dire l’amour, la liberté et le sexe. Une voix qui s’imprime et laisse des traces. Des fulgurances d’écriture pour dire le manque et la douleur, la féminité et les affres du désir. Des moments forcément torrides et une part autobiographique assumée dans ses deux précédents romans. Je n’ai donc pas été étonnée quand j’ai appris les coulisses de La Maison. Qu’on pense ce qu’on veut de sa démarche mais je l’ai trouvée logique et en totale adéquation avec ce que j’ai pu apprendre d’elle en lisant ses deux précédents romans. Et de fait, quand j’ai poussé les portes de la Maison, je l’ai retrouvée. Et j’ai aimé le regard qu’elle pose sur ces femmes là. Un regard tendre et humain. Libre et profondément respectueux. Cette maison a une âme et elles en sont le cœur. Un cœur de femmes bigarré, presque romantique, dont elle fait un portrait confondant de beauté. On attend du glauque, du sordide… on y trouve une sororité incroyable et une élégance émouvante.

Ceci n’est pas une apologie de la prostitution. Si c’est une apologie, c’est celle de la Maison, celle des femmes qui y travaillaient, celle de la bienveillance. On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables.

Je ne donnerai pas ici d’avis sur la prostitution, sujet tabou par excellence, le débat n’est pas là. La Maison est un livre fort, dérangeant, troublant, souvent drôle et toujours humain qui cache sous des dehors « légers » une réflexion profonde et intelligente sur les femmes ou sur l’idée que nous nous faisons d’elles. Leur sexualité, leurs désirs, la solitude et cette liberté sans cesse à conquérir. Bien loin de l’autofiction racoleuse et provocante que d’autres voudraient y voir. Ceux-là ont-ils lu d’ailleurs les précédents romans de l’auteure…? Ils devraient. Car quand Emma Becker écrit, se livre, elle le fait avec un putain de talent.

Je ne sais pas trop quoi faire de ces petits riens de la vie quotidienne dans un bordel. Je ne vois dans quelle histoire les intégrer sinon la mienne. Il doit y avoir un moment dans la vie de tout écrivain où il aimerait pouvoir dessiner. Ces images auraient plus de poids, posées comme ça sur une feuille blanche, à petits coups précis, aériens, de feutres et de pinceaux. Il y a des minutes si légères dans une vie humaine, des grâces si brèves que les mots pourraient uniquement les alourdir. Parfois il faudrait être Reiser, Manara, ce serait l’idéal.

Ma tête est pleine à craquer de ces joyaux ; et je ne peux pas les raconter autrement que comme ça, en les juxtaposant au hasard, dans l’espoir que cette page en restitue la joliesse. Peine perdue.

Les avis de Alex, Loupbouquin, Mes échappées et Sandrine

 

Éditions Flammarion (Août 2019)

370 p.

 

Prix : 21,00 €

ISBN : 978-2-08-147040-8

 

By Hérisson 


14 commentaires

Ingannmic · 2 novembre 2019 à 10h05

Bonjour Noukette,

Très jolie conclusion ! Si je n’avais pas déjà noté ce titre chez Sandrine, tu m’aurais convaincu de le faire. Et j’apprends que la dame a déjà deux romans à son actif, je m’en vais aller voir ça de plus près…

Bon samedi,

Nathalie · 2 novembre 2019 à 10h26

Un sujet, qui, je l’avoue, ne me tente guère. .. Mais tu « vends » si bien ce livre. Je commencerais peut-être par un des deux autres ceci dit.

krol · 2 novembre 2019 à 13h00

J’avoue être frileuse, je ne suis pas sûre que la démarche de l’auteure me plaise… j’ai quelques réticences, et je les garde malgré ton billet plutôt convaincant.

George · 2 novembre 2019 à 13h32

J’avoue ne pas avoir lu cette auteure ni ses précédents romans, et que donc j’ai des a priori sur ce « roman » bien que j’ai entendu ‘l’auteure en parler. Ce n’est pas par pudibonderie. Même dans une maison bien tenue, même avec un lien de sororité, même en y mettant une touche de romantisme, il me semble que quand même la prostitution n’a rien de romantique, et que quoique l’on dise ou quelle que soit la façon de l’écrire, avoir des relations sexuelles avec plusieurs hommes inconnus dans une journée et cela tous les jours pendant deux ans, ne relève ni du romantisme ni de la liberté de la femme. Sans doute écrit-elle très bien, sans doute cette maison et son fonctionnement protègent-ils mieux ces femmes, mais la prostitution reste une soumission de la femme. C’est cela qui me dérange avec ce roman.

nicolemotspourmots · 2 novembre 2019 à 17h19

De mon côté, aucun a priori ni jugement de valeur lorsque j’ai pris connaissance du pitch de ce roman. Je ne connaissais pas Emma Becker, ce que tu dis de ses premiers romans me donne envie de la découvrir, peut-être avec son premier du coup, restons logique 😉
Par contre je suis d’accord avec toi : pour en juger, mieux vaut le lire. Jérôme Garcin en avait fait un très beau papier dans l’Obs, je ne sais pas si tu l’as lu : https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20190826.OBS17559/entrez-dans-la-maison-d-emma-becker-une-immersion-dans-la-vie-des-prostituees-a-berlin.html

Virginie · 3 novembre 2019 à 12h11

J’hésite encore…

Marie-Claude · 4 novembre 2019 à 03h01

De plus en plus tentée, mais, comme Virginie, j’hésite encore, malgré tes bons mots… À suivre!

Fanny · 4 novembre 2019 à 11h33

Dès qu’il est disponible à la biblio, je l’emprunte!

Alex-Mot-à-Mots · 5 novembre 2019 à 11h58

Un sujet qui suscite des commentaires. J’ai aimé le propos et l’engagement de l’auteure.

Alice · 6 novembre 2019 à 14h00

Je te rejoins complètement. J’ai lu beaucoup de choses sur ce roman, avec lesquelles j’ai du mal à être en accord car je n’en ai pas du tout eu la même lecture. Il faudrait peut être que je pense à écrire mon billet d’ailleurs… 🙂 En tout cas, je retiens ses autres titres car à te lire, ils valent autant le détour.

Mes échappées livresques · 7 novembre 2019 à 17h03

Je serais curieuse de la lire sur un autre sujet car malgré tout ce qui est dit autour de ce roman, la qualité de sa plume est indéniable.

Jérôme · 13 novembre 2019 à 13h49

Je ne me permettrais pas de juger la démarche d’Emma Becker, je sais par contre que le sujet ne m’attire pas particulièrement. Et je sais aussi que son « Mr » est toujours sur mes étagères depuis que tu me l’as si gentiment prêté il y a fort longtemps maintenant…

Géraldine · 21 novembre 2019 à 19h25

Sans juger l’auteure ni les filles de joie (qui pourrait se le permettre d’ailleurs), je pense que ce sujet est trop dérangeant pour que j’aie envie de m’y plonger via la lecture.

Sandrine · 30 novembre 2019 à 18h42

Comme tu le sais j’ai aimé aussi. Et à les entendre s’indigner à tout bout de champ, je sens que je supporte de moins en moins les féministes excitées, celles avec œillères : leur intransigeance ne sert pas la cause, à mes yeux…

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