J’ai beaucoup nagé dans mon enfance, tu sais, car le sport nous tenait lieu de culture, de loisir, de valeur, de lien ; tout ça, qui peinait à se dire autrement dans la famille, se sortait par le corps, par un corps tenu, une vraie culture du corps, affreusement mécanique, ce corps de l’effort. Comment suggérer alors ? Comment fonder l’intériorité, la preuve de son existence au monde, si ce n’est dans le travail et l’effort, mesurés à parts égales aux attentes du père et au chronomètre, les deux figures de la Loi.

Dans son enfance, Irma nage. Nage encore et encore. Pour exister. Pour se fonder. Parce qu’elle est obligée. Elle nage dans une piscine construite par Le Corbusier. Comme dans une gigantesque métaphore, Irma nage. Nage encore et encore. Au moins trois fois par semaine. Accompagnée de son père et de sa sœur aînée, Irma nage…

Ce qui est dit ici, dans ce récit, c’est d’abord la natation (éminemment romanesque en vérité). Plus qu’un sport en vérité, c’est l’effort sans cesse réitéré qui est nommé. La cadence et le rythme exercés sur le corps. La succession des longueurs. Les entrainements. Les compétitions. L’immersion qui permet à Irma d’être dans le monde.

Ce qui est dit ici, dans ce récit, c’est l’espace aquatique, emblématique, comme une matrice enveloppante, mystérieuse, féminine. « De l’eau comme un lieu, comme un ailleurs soyeux. »

Ce qui est dit ici, dans ce récit, c’est le corps. Le corps féminin qui se construit. Le corps qui sort de l’enfance. Le corps dans l’eau. Le corps dans l’effort.

Je me souviens de mes premiers poils pubiens, de l’image de mon pubis tout lisse orné de quatre-cinq poils bruns. Je me souviens de cette image vue d’en haut, depuis mes yeux, pas dans le miroir. Mon regard gêné sur ces poils au moment où on se déshabillait toutes ensemble, dans les vestiaires collectifs de la piscine ; Les bancs étaient rouge sang, il y avait des crochets courbés, on y accrochait nos affaires. Et puis cette odeur de chlore, l’odeur de la piscine qui était mon odeur à force de mariner dans l’eau. Il y avait aussi les doigts fripés, les petits plis de la pulpe des doigts, si fréquents que ça aussi, c’était presque moi.

Ce qui est dit ici, dans ce récit, c’est l’espace mental. Celui d’Irma. Le nôtre aussi un peu. Un espace intérieur. Une flottaison. Un entre-deux.

Comme Irma, au même âge d’ailleurs, j’ai nagé dans une piscine. Encore et encore. Le chlore. L’immersion. La flottaison. Ça me connait. Je les ai beaucoup pratiqués. Dans une piscine ronde. Moins belle que celle du Corbusier, mais ronde comme un ventre de mère dans lequel je me fabriquais, je me façonnais, je m’abritais. Ce lieu où j’ai affronté mes semblables en bonnet et en maillot. Même pas peur. Même pas mal. Le seul endroit où j’arrivais à me débrouiller. Moins maladroite. L’eau pour élément. Plus fastoche à appréhender que la terre ferme. Ce lieu est aussi l’endroit où j’ai vu, effarée, mon corps se transformer. Le corps exposé. Comme Irma, j’ai vécu l’étrangeté du corps. Sa mesure et sa mouvance.

Dans ce récit, j’ai retrouvé aussi la mer Méditerranée, cette mer intérieure, ce ventre de mère sans limite, qui est un peu mon territoire. Un lieu qui me constitue depuis toujours. Où je suis si bien à flotter comme une mouette. Ballotée par les flots. D’ailleurs, par ses temps caniculaires, je m’en donne à corps joie, pour vous pardi !

La mer nous habitait, et pas n’importe quelle mer. La Méditerranée. Évidemment.
La puissance déesse, maternelle, colérique, sans limite. L’intensité. La profondeur. […]
Nous connaissions cet Ailleurs, nous le vivions un mois d’été et s’imprimait en nous, quelque part, l’expérience de la liberté. La piscine, le reste de l’année, était signe de cet espace possible. De cette perpétuation. L’immensité de la plage sauvage, l’effarante rencontre de la profondeur, de la vie du dessous.

Dans ce récit, j’ai retrouvé les sensations perdues-enfuies, les odeurs de chlore, un bout d’enfance et d’adolescence. J’ai retrouvé le grand bain, le vertige, la culbute et l’art de la limite. Le virage. La nage sur des kilomètres mais sur place….

C’est vous dire si cette histoire me faisait envie et m’intriguait. Conquise j’étais. Et j’ai avalé tout rond ce récit fragmenté, ce texte haché-menu qui se situe uniquement dans ce lieu aquatique. Et ce récit, je l’ai trouvé atypique, beau, poétique, vrai. Mais un peu court aussi… Il m’a manqué quelques mots, quelques pages pour le clôturer. Je crois que j’aurais aimé rester encore un peu suspendue avec Irma, à flotter dans l’eau chlorée !

Et c’est encore une belle découverte des 68 premières fois, à découvrir par ici

 

Éditions La Contre Allée (Mars 2019)

Collection La Sentinelle

98 p.

 

Prix : 13,00 €

ISBN : 978-2-37665-005-8

 


3 commentaires

Violette · 8 juillet 2019 à 19h44

quel engouement! Le thème me parle déjà beaucoup. Bel été à toi !

eimelle · 26 juillet 2019 à 10h09

Ces 68 premières fois sont vraiment l’occasion de superbes découvertes!

Amandine · 4 août 2019 à 11h11

Un univers que j’aime beaucoup. Je sens d’ici l’odeur du chlore.

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