La vache, ce roman ! Une vraie claque-dans-sa-gueule !
Tout d’abord, il me faut vous dire l’histoire inscrite dans un territoire, un lieu sauvage, meurtri, comme sali, où les hommes vont et viennent. Demeurent malgré tout.

De son appartement situé au neuvième étage, le front posé contre la vitre du salon, Jessica surplombait le chenal de Caronte. A gauche, le viaduc autoroutier. A droite, l’étang de Berre et sa frontière marquée par le pont levant du canal Galiffet. Au-delà du viaduc autoroutier, les usines et la mer. Au-delà de l’étang de Berre, la montagne Sainte-Victoire et la garrigue. Comme chaque jour d’été, la lumière était pure, peut-être un peu trop franche. Que laissait-elle deviner ?

Dire après, l’âpreté et la densité de ce roman porté par des personnages superbes. Chahutés sévère par la vie. Il y a Emile et Joseph, les vieux pêcheurs. Il y a les minots : Antoine et Dylan. Et puis le petit Sébastien. Il y a les hommes : Ahmed, Romain, Stéphane. Il y a tous les autres. Il y a surtout Jessica. Vulnérable, fragile. Tenace malgré tout. Il y a « son corps en marais salant », d’où s’évapore la Méditerranée. Il y a ses veines où coulent « la souffrance des gens d’étang, celle plus lancinante des gens de mer. » Il y a ses errements, ses renoncements, ses manquements. Jessica. Comme morte et vivante en même temps.

Raconter les odeurs d’antésite et d’anisette, de poissons fris, de sable et de sel qui marquent ce récit. Des odeurs de Méditerranée mêlées à celles, tenaces et mortelles, des usines pétrochimiques. Des odeurs indélébiles.

Dire surtout la vie écrite ici. Ou la survie plutôt. Des petites gens. « Comment faire autrement ? ». Raconter les origines et les liens qui attachent ensemble, si fort. Envers et contre tout. Dans ce lieu particulier.

Vous dire oh combien il est formidable ce livre. Absolument épatant. Infiniment tendre et solaire malgré la douleur, malgré la laideur et la désespérance. Malgré la lucidité et la cruauté de la vie. Et la langue si singulière de Sigolène Vinson, crue et belle, sert assurément cette histoire simple, sensible et profondément humaine. C’est un roman à lire absolument ♥

(Vous avez lu, j’ai abusé d’hyperboles pour dire au combien c’est beau ce livre… Je crois qu’il vous le faut…Vraiment, vraiment, vraiment !)

A Jonquières, les pêcheurs, hommes et femmes, jeunes et vieux confondus, s’étaient installés le long du quai Alsace-Lorraine, derrière une barrière de sécurité constituée de traverses en bois noircies par l’humidité. La plupart d’entre eux étaient venus avec leur chaise de camping, des habitués qui avaient une place attitrée et rangeaient dans un casier boulonné aux bastaings du garde-corps des canettes de bière –les mieux équipés les laissaient dans une glacière au milieu des appâts -, des paquets de cigarettes et un transistor réglé sur la fréquence 93.6. […] Les pêcheurs se sentaient là comme chez eux, reproduisant les gestes de leurs aïeux qui jetaient leurs palangrottes directement de leurs fenêtres. Jessica les regardait d’un œil morne. Comme elle, ils n’avaient pas bougé de l’endroit où les générations successives les avaient posés, au bord de l’eau, un seau à leurs pieds, rempli de poissons pour la friture.

Le soir commençait à tomber, les enfants à sortir de l’étang. Antoine était encore dans l’eau, accroché à la bouée qui délimitait l’espace de baignade, le visage tourné vers les cheminées de la raffinerie Total de La Mède. Il était saisi d’un sentiment que son intelligence n’arrivait pas à définir, proche d’un avertissement ou d’une prémonition. Balloté par l’onde légère, il devinait quelque chose du mouvement de la terre, de la direction qu’elle était en train de prendre. Il voyait sa fin arriver tout en imaginant la douceur qu’il y aurait à la vivre : le soleil se couche sur la mer intérieure. Vestiges d’un monde qui carburait, les usines abandonnées qui bordent ses rives projettent leur ombre sur la paroi d’une falaise calcaire. Le dernier des hommes est là pour assister au crépuscule ; sous les étoiles, se faisant l’effet d’un étranger à sa propre planète, il se sent enfin apaisé.

Jessica fixait le plafond dans l’obscurité. Les volets fermés, elle ignorait comment le temps avait passé et tourné dehors, ne se doutait pas qu’octobre se construisait, offrant les plus belles journées de l’année qui voyaient les figuiers, dans une dernière poussée, gerber leurs fruits et leur odeur, d’autant plus forte et plus sucrée que le soir, le fond de l’air annonçait l’hiver, une saison sans ressources ni jus aux arbres.

 

Éditions de l’Observatoire (Mars 2019)

304 p.

 

Prix : 20,00 €

ISBN : 979-10-329-0444-2


8 commentaires

Aifelle · 3 mai 2019 à 07h01

Vu ton enthousiasme, je ne peux que noter ..

Delphine-Olympe · 3 mai 2019 à 10h12

Je ne comprends décidément pas pourquoi je suis restée à l’extérieur de ce livre…

Amandine · 3 mai 2019 à 11h07

Tu en parle si bien! Et en plus c’est dans mon Sud adoré alors…

Alex-Mot-à-Mots · 6 mai 2019 à 14h03

Deux billets convaincants coup sur coup.

Emma · 12 mai 2019 à 05h47

Et bien, à retenir, et comme je ne l’ai jamais lue….

Antigone · 13 juin 2019 à 18h33

Ah zut je n’ai pas pris celui-ci quand j’ai vu l’auteure à Montaigu. 😉 Mais j’avais déjà bien trop dépensé. Il semble merveilleux oui. J’adore la manière dont tu as commencé ton billet.

eimelle · 15 juin 2019 à 10h12

je l’avais déjà noté, il faut que je le lise!

Mo' · 16 juin 2019 à 11h49

Je note copine ! Tu penses bien qu’avec un avis comme celui-ci, ça titille la curiosité et ça donne rudement envie de s’engouffrer dans la lecture !

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