Cette histoire débute, donc, dans un bus. Un choix qui n’est ni arbitraire, ni facétieux. Un choix qui n’est même pas un choix, à vrai dire, mais une obligation. Car Francine vit dans le bus. Et plus précisément dans le bus numéro 96. Dire qu’elle y vit est une façon de parler, naturellement. Mais c’est presque vrai. Francine passe quasiment tout son temps dans le bus. La seule chose qu’elle n’y fait pas, c’est dormir. Si on lui proposait d’ailleurs, il est probable qu’elle accepterait de bonne grâce d’être emportée au garage à la fin de la tournée. On ne lui propose pas. Disons que Francine vit dans le 96 le plus clair de son temps – qu’il est plus réaliste d’appeler le moins obscur.

Quand l’histoire débute, il est novembre. Il fait gris moche. « Les gens font moins les marioles ». Francine vit à Paris. Seule. Dehors. A l’intérieur. Elle est comme « un insecte dans sa carapace ». Elle ne ressent rien. Rien. Depuis l’enfance. Elle a « autant de sensibilité qu’une dent creuse, et autant d’amour à donner. » Francine ne sait pas être avec les autres. Même avec sa fille. Elle ne sait pas non plus être avec elle-même. Pourtant Francine, elle étouffe dans sa trop grande solitude.

Alors, Francine, elle se précipite. Pas le choix. De bus en bus, elle bouge Francine. Dans tout Paris, elle décampe. Tous les jours. Jour après jour et du matin au soir. Elle dépend de ce vertige.

Celui qui prend Francine dès qu’elle est immobile. Dès qu’elle stationne. Les chauffeurs ne peuvent pas savoir que c’est lui qui la jette en avant. Que c’est lui qui la précipite dans leurs bus et l’en expulse avec la même autorité. Le vertige qui survient irrésistiblement dès qu’elle se pose quelque part, comme une force supérieure qui veille à ce qu’il ne lui pousse jamais la moindre racine.

Sans doute parce que Francine est trop enfouie-envahie par son histoire. Elle est comme plombée par cette vie de misère qui lui colle à la peau et qui, jamais, jamais n’est racontée. Partagée. Elle voudrait pourtant. « Elle a ça au bout de la langue. »  Mais ça ne sort pas. Francine est une plaie-secrète-enfouie-jamais-dite.
Pourtant, dans la vie, il y a des chemins de traverse. Des voyages imprévisibles. D’autres possibles. « Il faut juste attendre son tour ».

Ce roman est un peu particulier du fait de son sujet et de ce personnage central rempli de silence et de solitude. Qui tourne en rond, autour d’un point mort. Cette Francine nous semble si triste, si vide. Si sèche. Elle nous tord un peu le bide, Francine. Pourtant, ce roman est impossible à lâcher. Pour Francine d’abord. Et pour l’espérance aussi. Pour les mots d’Alain Souchon que j’ai fredonné durant toute ma lecture…

La vie ne vaut rien. Rien.
La vie ne vaut rien. […]
Là je dis rien, rien, rien
Rien ne vaut la vie.
[Alain Souchon, La Vie ne vaut rien]

C’est un roman donc qui n’est pas toutafé joyeux. C’est une histoire forte qui raconte ceux qu’on ne voit jamais. Les sans-paroles. Les invisibles. Les qui-valent-rien. C’est un roman qui fait penser les autres autrement. Qui dit la vie aussi, la joie et les rencontres qui changent tout. Surtout quand il ne reste rien. Rien. Juste la vie.

J’ai mis un peu de temps à lire cette histoire. J’ai mis aussi un peu de temps à écrire ce billet. Je crois que je peux dire maintenant que j’ai beaucoup aimé ce roman.

Le silence n’a rien effacé. Le silence n’a rien à voir avec l’acide. Il ne vainc ni même n’adoucit quoi que ce soit, il conserve au contraire. S’il faut absolument le comparer à quelque chose, c’est au formol. Pour venir à bout de tout, inutile de compter sur lui. Pour ça, il faudrait peut-être – c’est du moins la question que se pose Francine – il faudrait peut-être justement parler. Et c’est cette marotte qui la maintient, de vertige en vertige, de bus en bus, en surface de la vie: l’espoir de parler enfin à quelqu’un. Dans son 96, tandis qu’elle fait inlassablement la navette entre la gare Montparnasse et la porte des Lilas, ce qu’elle cherche, de la rotonde à la sortie et de la sortie à l’avant, ce qu’elle cherche à chaque minute de ses journées jumelles, d’est en ouest et du nord au sud de cette ville qui peut se vanter d’en héberger des millions, c’est une oreille. Tout ce qu’elle a à dire est prêt à y être versé.

Merci aux 68 pour cette découverte qui m’a un peu chavirée pour tout dire ! (et les 68 sont à retrouver ici)

Éditions Héloïse d’Ormesson (Janvier 2019)

171 p.

 

Prix : 16,00 €

ISBN : 978-2-35087-486-9

 


5 commentaires

Alex-Mot-à-Mots · 1 avril 2019 à 12h58

Je ne connaissais pas cette chanson de Souchon.

Saxaoul · 1 avril 2019 à 15h35

La chanson de Souchon (que j’aime beaucoup !) semble un peu plus légère que ce roman.

Aifelle · 2 avril 2019 à 07h41

J’aime bien le titre et l’histoire aussi. S’il croise ma route, je n’hésiterai pas.

Jérôme · 2 avril 2019 à 13h18

C’est une histoire qui a tout pour me plaire et je crois bien que je l’aimerais beaucoup, Francine.

Moka · 22 avril 2019 à 09h30

Moi je les aime les héros remplis de solitude. Et je veux l’aimer comme toi ce titre…

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