Dans la maison des femmes, on attend. On attend jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’écœurement. Que les portes s’ouvrent. Qu’on absolve leurs pêchés. Mais quels pêchés…? Peut-être juste celui d’être née femme dans un monde d’hommes. Parce que ce sont les hommes qui les ont enfermées là. Les hommes aimés, à qui ont avait donné sa confiance en même temps que son cœur…
Dans la maison des femmes, on continue d’espérer. On répète inlassablement les gestes du quotidien, les petits rituels rassurants qui font dire qu’on est encore en vie. Malgré les portes de la prison, malgré l’isolement forcé, malgré la rage au ventre et la haine qui broie les entrailles. On attend le bruit des pas dans l’entrée, le sourire rassurant de celui qui passera la porte et viendra enfin les chercher. Parce qu’on viendra les chercher un jour, comment envisager l’inverse…?
« Une maison sans la moindre trace de couleur où règne le silence des cimetières, l’obscurité des forêts, une maison entourée d’un terrain vague, construite à l’écart de la ville par des hommes aidés de femmes dans le but d’isoler d’autres femmes, la maison des délits du corps où l’on ne châtie ni ne violente, où on rééduque, jour après jour, au risque d’y passer des années, par la seule force de l’enfermement. Il faudrait dire de l’emmurement. Aucun gardien, ici, ne surveille les femmes. Elles vivent sous le poids des règles familiales inculquées depuis l’enfance et sont devenues leurs propres sentinelles. » La narratrice est née ici. Élevée par sa mère et des femmes qui n’ont pas choisi d’être là. Des parias, coupables du pire, ou supposées l’être. Toutes ces femmes ont fauté, blasphémé, osé être elle même. Et le mal incarné, ça s’enferme, ça se contient. Pas besoin de clés pour ça… Et l’enfant a grandi là. S’est construite femme entourée de ces femmes dévastées par la douleur de l’abandon. Auprès de cette mère devenue l’ombre d’elle même, indifférente à sa propre existence. Avec, toujours, cette image du père, obscur, lointain, inconnu… Qui sait, d’ailleurs, ce qui se passe dans la maison du père. Sortir. Y aller. Le rejoindre et lui parler. Il le faut…
Hier, aujourd’hui, demain peut-être. Ici, là-bas. Intemporelle et universelle, l’histoire de ces femmes prend aux tripes et ne se lâche pas. Parce que cette histoire est peut-être vieille comme le monde. Parce qu’elle résonne intensément : le poids des traditions, ces croyances et ces schémas de vies toutes tracées qu’il faut parfois envoyer valser pour se sentir enfin libre, la place de la femme, inconfortable, instable… Il y aurait tant à dire…
J’avais été fascinée par L’ampleur du saccage. Avec ce nouveau roman, l’écriture de Kaoutar Harchi me subjugue encore davantage. Une écriture à l’état brut, tendue, violente, tranchante, sans artifices. Une écriture de la douleur, du renoncement, une écriture du combat aussi, même s’il se passe en sourdine, derrière des portes closes… Un jeu d’ombre et de lumière savamment dosé, des accents de tragédie antique, c’est brillant… réellement brillant.
Ce roman, c’est MA grosse claque de cette rentrée…
Une lecture que je partage avec deux femmes admirables, Leiloona et Stephie…
Les avis de Itzamma, Jostein, Maryline, Mimi Pinson, Nadael…
Premières phrases : « Ils prendront leur tête entre leurs mains, et, durant de longues minutes, ils demeureront silencieux. Pour certains, de peur. Pour d’autres, d’incompréhension. Leurs yeux voudront se fermer. Leur bouche s’ouvrir. Mais plus aucun corps ne sera capable de répondre aux ordres nerveux du cerveau car face à l’acte – cet acte de la séparation que la jeune femme réalisera sans le savoir ni même le vouloir – rien ne résiste qui ne soit d’abord appelé à disparaître. Oui, tout disparaîtra. »
Au hasard des pages : « Le temps a transformé ce que j’étais. Et j’ai vu. La peur, la fragilité, le désarroi. La mort surgir – le couteau dans la nuit – et écorcher, lacérer, séparer, mon corps de cet autre corps qui l’avait si longtemps porté. Et il faut l’avoir ce courage de quitter le ventre éternel des mères dans lequel ils sont encore si nombreux, hommes et femmes, jeunes et vieux, à se retourner, à errer, à étouffer, dans l’exiguïté, dans le noir, dans le silence, effrayés à l’idée de sortir – comme on dit : « sortir » du ventre de sa mère. Pétrifiés surtout à l’idée de devoir faire seuls l’expérience du monde. Je veux dire oser ouvrir les yeux – mais les ouvrir vraiment – et ressentir, au plus profond de soi-même, sans pouvoir s’y soustraire, la misère qui rôde dans toute la ville, les plaintes lancinantes des fantômes lassés de hanter les vivants, la tristesse d’être qui on est, ni exceptionnel ni ordinaire. Puis finir par mesurer, une fois loin des foyers et des cocons chaleureux, quand il n’y a plus alors de pays où rentrer, uniquement des chambres où faire les cent pas et des fenêtres desquelles se jeter, en nous et autour de nous, l’étendue du manque d’amour. » (p. 105-106)
Éditions Actes Sud (Août 2014)
176 p.
ISBN : 978-2-330-03596-9
Prix : 17,80 €
Challenge 2% Rentrée littéraire
chez Hérisson !
8/12
54 commentaires
Leiloona · 25 septembre 2014 à 06h38
Nous avons employé le même mot : « claque ».
L’incontournable de ce que j’ai lu de la rentrée, oui.
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h12
Je pense que je ne m’avance pas trop en disant qu’il fait partie de mes lectures les plus marquantes à ce jour…
Marilyne · 25 septembre 2014 à 06h43
Ah, la voilà cette lecture. Quelle lecture, oui, et quel style ! » une écriture de la douleur et du combat « , c’est la formule. ( j’ai choisi le même extrait que toi. Il est splendide )
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h12
Splendide. Tout est splendide dans ce roman. A commencer par la voix de son auteure… Elle m’impressionne, vraiment…!
franfran · 25 septembre 2014 à 07h48
merci merci ma belle, vais commencer mes devoirs d’école par celui-là, exactement dans le thème de mon sujet !
t’embrasse très très fort et puis surtout à viiiiiiiiiiiiiiiiiiite 😉
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h13
Oui, il est pour toi celui là… Je suis sûre qu’il résonnera longtemps en toi, tu me diras…!
Framboise · 25 août 2017 à 18h12
je reviens à ton billet en relisant ce livre et punaise comme il est beau <3
Si tu veux bien, que je crois que je vais le mener dans mon travail de recherche …. <3
Mélo · 25 septembre 2014 à 08h02
Avec un billet comme celui-ci je ne peux que le noter, c’est malin !
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h13
A mon sens un incontournable de cette rentrée !!
Margotte · 25 septembre 2014 à 08h10
Beau billet ! Je note ce titre, même si je ne pense pas lire cet ouvrage de suite, cela risque de me mettre en colère…
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h14
En colère, oui, et peut-être même plus… Mais il fait réfléchir aussi, beaucoup. Et ça fait un bien fou !
Martine Littér'auteurs · 25 septembre 2014 à 08h22
Je suis plongée dans ce magnifique texte…. Quel livre ! quels mots ! OUi, une histoire de femmes qui prend aux tripes.
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h14
Une des plus belles plumes que j’ai croisées ces dernières années !
Nadael · 25 septembre 2014 à 09h56
Le mot « claque » est approprié en effet. Un roman fort, une lecture assez dure pour moi et à laquelle je pense souvent. Merci pour le lien!
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h15
C’est une lecture éprouvante oui… Elle marque durablement, dans les chairs… J’ai adoré !
Cajou · 25 septembre 2014 à 10h26
J’ai entendu plusieurs avis qui disaient ce roman fort lent et contemplatif alors j’ai passé mon tour… Mais ton billet est vraiment très très beau !
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h17
Lent et contemplatif…? Ce ne sont pas les adjectifs qui me seraient venus spontanément à l’esprit… Cette auteure a un talent fou, de conteuse, de dramaturge, elle me sidère…!
Livresse des Mots · 25 septembre 2014 à 10h48
T’es en train de devenir la pire tentatrice de la blogo Noukette !
Je le mets dans ma Wish.
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h17
Je suis ravie de te tenter avec ce titre là…! S’il ne devait y en avoir qu’un… ce serait celui là !! 😉
Céline · 25 septembre 2014 à 11h00
Je suis à la fois tentée et effrayée…
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h18
Si tu passes par dessus cette crainte… tu risques d’avoir du mal à t’en relever…
jerome · 25 septembre 2014 à 13h27
Je viens de le commander, c’est malin. Trop de tentations en passant chez toi, je vais finir par ne plus venir 😉
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h18
Je te retourne le compliment cher tentateur 😉
Eve-Yeshe · 25 septembre 2014 à 16h21
encore une critique élogieuse qui me donne envie de le lire!!!!
je ne le connaissais pas il y a 10 minutes
à rajouter à liste
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h19
A rajouter en HAUT de la liste même !!! 😉
Alex-Mot-à-Mots · 25 septembre 2014 à 18h02
J’avais beaucoup aimé « L’ampleur du saccage ».
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h20
A mon sens, celui ci est encore plus fort… c’est dire…!
Virginie · 25 septembre 2014 à 18h25
Moi aussi il y a 3 semaines, j’utilisais le mot « claque » tant ce livre est fort est beau, incroyablement bien écrit ! Pour l’instant, à mon goût, aucun des autres lus en cette rentrée n’est à la hauteur ;o)
http://mesmiscellanees.blogspot.fr/2014/09/a-lorigine-notre-pere-obscur-katouar.html
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h20
Je suis d’accord avec toi, il va être difficile de dépasser voire même d’égaler une telle lecture…!
A_girl_from_earth · 25 septembre 2014 à 21h56
Oho la thématique me parle fortement ! Noté donc !
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h21
Chouette, il est pour toi celui là !!
manU · 25 septembre 2014 à 22h19
Très très tentant !
Noukette · 26 septembre 2014 à 00h21
L’écriture est sublime… Ce roman est une pure merveille…!
Valérie · 26 septembre 2014 à 13h30
Marilyne m’avait convaincue il est dans ma LAL.
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h39
J’espère que c’est une lecture qui te parlera… Un énorme coup de cœur en ce qui me concerne…!
Midola · 26 septembre 2014 à 20h20
Eh bien, on ne peux pas passer à côté de ce titre.
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h43
J’espère vraiment qu’il aura le succès qu’il mérite… C’est à mon sens un incontournable de cette rentrée !
Aifelle · 27 septembre 2014 à 07h49
Après les différents billets lus, je le note comme un indispensable.
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h47
Oui, indispensable ! L’écriture de Kaoutar Harchi est sublime…!
Au fil des plumes · 27 septembre 2014 à 09h52
Je n’avais pas entendu parler de ce livre aux détriments d’autres beaucoup plus médiatisés en cette rentrée. Il a vraiment l’air génial et c’est bien dommage qu’on en parle pas plus!
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h48
C’est vrai qu’on en a relativement peu parlé… C’est pourtant un des premiers que j’avais repéré, après mon coup de cœur pour L’ampleur du saccage, je voulais absolument le lire !
Sous les galets · 28 septembre 2014 à 10h34
Tu n’es pas la seule à être enthousiaste, malgré le sujet sombre, je crois que c’est une lecture importante, certains parlent DU livre de la rentrée, alors comment résister ?
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h51
Je pense qu’il fera partie de ma très short liste de coups de coeur ! Rhoooooooooo ! Mais il a tout à fait sa place dans ton challenge Pépites d’ailleurs ! Je m’occupe de rajouter le logo très vite et je te fais signe ! 😉
Praline · 29 septembre 2014 à 15h44
Ok, ok, je l’ajoute à ma liste… C’est pas un peu fini les tentations !?
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h54
Ah si tu ne rajoutes pas ce roman à ta liste, je me fâche ! 😉
ohoceane · 30 septembre 2014 à 08h59
J’ai juste survolé le billet, je reviens lire plus tard car j’ai entamé aussi ce roman !!
Noukette · 30 septembre 2014 à 23h59
Je sens qu’il va donner lieu à un bien joli billet, je guette… 😉
Theoma · 8 octobre 2014 à 09h58
Quel beau billet ! Tu me donnes furieusement envie.
Noukette · 14 octobre 2014 à 23h53
Rien ne pouvait me faire plus plaisir !
colette labrouquere · 20 décembre 2014 à 09h45
Je suis vos billets avec intérêt car j’ai enfin trouvé une lectrice qui correspond à ma sensibilité et je ne suis jamais déçue.C’est un vrai bonheur ,pour ce livre particulièrement!!!! je viens de tourner la dernière page et je voudrais retourner dans le temps pour ouvrir ce livre .merci!!!!!
Noukette · 24 décembre 2014 à 00h21
Votre commentaire me touche beaucoup… Ils sont rares ces lecteurs anonymes qui sortent de l’ombre, un grand merci à vous… De me suivre et de me faire confiance… Merci, vraiment… Et ce roman… Que dire, une pépite rare et précieuse…!
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A l'origine notre père obscur - Kaoutar Harchi | Micmélo LittéraireMicmélo Littéraire · 4 août 2015 à 00h05
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